Rapport Homme/Nature - Publié le 23/01/2018

Des tourbières et des hommes 2/2

À la valeur environnementale des tourbières s’ajoute leur intérêt ethnographique. Connaissances empiriques sur leur faune et leur flore, usages, savoir-faire et fascinantes dérives imaginaires confèrent au monde des tourbières une dimension culturelle. Cette matière ethnographique est pour le moins éparse. On la trouve parfois produite incidemment pour étoffer le réalisme d’un roman ou, plus intentionnelle, dans une collecte de témoignages, une production érudite voire savante. Afin de mieux percevoir le potentiel contributif de l’ethnographie à la bio-histoire d’un site, je vous propose la lecture de ces données collectées lors de mes enquêtes sur Grand-Lieu.

Petite ethnographie des tourbières de Grand-Lieu

Lors de la Seconde Guerre mondiale, les pénuries énergétiques provoquent un ultime sursaut de l’exploitation humaine des tourbières. C’est le cas à Grand-Lieu où la tourbe va être exploitée de juin à fin octobre pendant cinq années. Des bassins d’extractions et les grandes doues1 en permettant l’accès restent visibles dans le paysage. Sur la Prée de misère, toponymie révélatrice d’une perception économiquement peu gratifiante, un riverain relatait que : La tourbe était retirée à 1,50 – 2 mètres de profondeur avec des couteaux en forme de U de soixante-dix à quatre-vingt centimètres qui étaient enfoncés à la verticale dans la tourbe. Elle était ensuite renversée dans des civières et coupée en briques puis placée superposée pour la faire sécher. Puis, elle était transportée dans des tombereaux tirés par des bœufs pour être stockée au bord du marais. Elle était vendue pour faire du feu à poêle et à chaudière qui remplaça le charbon pendant la guerre.

Sur le feu dans la tourbe

Sur ces sols tourbeux, les rouches2 sont récoltées pour servir de pâture ou de litière. L’exploitation ayant court en période estivale sèche, il arrive que des maladresses provoquent des départs de feu. Il est particulièrement difficile de circonscrire ces incendies d’où émanent des fumées âcres au panache jaunâtre. Avec les crues d’automne, l’eau vient au secours de la terre mais la mémoire collective s’en trouve profondément marquée. Ainsi, une riveraine me racontait qu’en 1936, il y a eu le feu pendant deux mois parce qu’au moment de la pâture, les gens restaient à manger sur place et ils faisaient du feu. Le feu a pris dans la tourbe. Nous avions fait de gros mulons. Le feu allait d’un mulon à l’autre. Des charretées de foin ont brûlé. On a poussé les faucheuses dans les douves pour qu’elles ne brûlent pas et on a eu que le temps de se sauver. Tout notre travail a été détruit. Il a fallu attendre l’hiver que l’eau monte. Les laureaux3, les prées4 neuves, toutes les prées les plus hautes ont été perdues. Comme elle, de nombreux riverains m’expliquaient que des saules s’étaient substitués à la végétation présente jusqu’alors sur ces parcelles.

En 1947, c’est la Prée anglaise qui brûle en laissant une odeur très désagréable dans le voisinage. Le garde du lac de l’époque raconte qu’au moment de l’incendie, il y a eu un accord de passé avec les agriculteurs. Un jour ils sont tous allés avec des pelles et des crocs. Ils ont circonscrit le feu parce que l’on n’arrête pas un feu de tourbe (…) c’est la crue de l’hiver qui l’arrête. L’entretien des douves permet simplement de limiter son extension. Le niveau baissa ensuite d’environ quarante centimètres. Il évoque la colonisation par les roseaux : ça s’est pris en roseaux. C’était des roseaux qui faisaient trois mètres de haut alors qu’ailleurs, c’était de simple foin. Une fauche a été faite et depuis c’est revenu comme ailleurs.

Par Fanny Pacreau – Enquête d’Ordinaire, 22 janvier 2018

1 Dérivé vernaculaire du mot français douve(s).
2 Désigne les roseaux et plus généralement les ensembles végétaux présents sur les prairies inondables.
3 Terme vernaculaire désignant une zone de Myrica gale L..
4 Ce mot évincé de l’usage général par prairie, se rencontre sous la plume de Victor Hugo sur les cadastres et perdure dans le patois de Grand-Lieu.

 

Bibliographie indicative

Fanny Pacreau, Les usages du lac de Grand-Lieu, 2001, Association culturelle du lac de Grand-Lieu.
Fanny Pacreau, Alphonse Joyeux, garde du lac, Chronique d’une vie à Grand-Lieu, 2015, Rapport d’étude réalisé dans le cadre de l’enquête ethnologique sur les usages du lac de Grand-Lieu commanditée par le Département de Loire-Atlantique.